Philippe Descola

Voici un discours de Philippe Descola que j'ai retranscrit. Si j'ai bien compris c'est un discours qui était destiné avant tout à des enfants (de plus de 10 ans) et leurs accompagnateurs. Je n'ai donc pas trouvé nécessaire de le résumer car il est très compréhensible et simple mais très explicite dans sa forme actuelle.
Je trouve qu'il apporte beaucoup d'éléments d'ouverture, de conclusion et même de lien entre les différents groupes. Je le trouve très utile pour la mise en place de la présentation. Potentiellement stimulant et pouvant donner des idées de dialogue aux personnages défendant les humains.

Arnault-Quentin

“Pour que l'on puisse parler de nature, il faut que l'homme soit en retrait par rapport à l'environnement dans lequel il est plongé, il faut que l'homme se sente extérieur et supérieur au monde qui l'entoure. Il pourra alors percevoir ce monde comme un tout puisqu'il a accompli un mouvement de recul par rapport à ce monde dont il s'est extrait.

Percevoir ce monde comme un tout, différent de lui et ses semblables est une idée très bizarre si l'on y réfléchit. Comme le dit le grand poète portugais Fernando Pessoa, nous voyons bien qu'il y a des montagnes, des vallées, des plaines, des forêts, des arbres, des fleurs, des herbes, nous voyons bien qu'il y a des rivières et des pierres, mais nous ne voyons pas qu'il y a un tout auquel tout cela appartient, car finalement nous ne connaissons le monde que par ses parties, et non comme un tout. Mais une fois que nous avons pris l'habitude de nous représenter la nature comme un tout, elle devient un peu comme une très grande horloge dont on peut chercher à démonter le mécanisme, à améliorer les rouages et le fonctionnement. A vrai dire, cette image a commencé à prendre corps assez tard, à partir du XVIIe siècle en Europe. Ce mouvement est donc tardif dans l'histoire de l'humanité et il ne s'est produit qu'une seule fois. Pour reprendre une formule de Descartes, l'homme s'est alors rendu “comme maître et possesseur de la nature”. Il en a résulté un extraordinaire développement des sciences et techniques, mais aussi une exploitation sans frein de la nature -désormais composée d'objets sans rapports avec les humains- des plantes, des animaux, la terre, l'eau, les roches, autant de simples ressources dont nous pouvions faire usage et tirer profit. A cette époque, la nature avait perdu son âme et rien n'empêchait plus qu'on la voit simplement come une source de richesse.

C'est seulement depuis quelques années que nous commençons à mesurer le prix extrêment élevé qu'il faut payer pour cette exploitation sans retenue de notre environnement, avec la pollution croissante des sols, des airs, des eaux et aussi des organismes vivnts, avec la disparition accélérée de nombreuses espèces de plantes et d'animaux, avec les conséquences dramatiques de l'accroissement de l'effet de serre sur notre planète.

Ailleurs dans le monde, bien des cultures n'ont pas suivi le même chemin, n'ont pas isolé la nature comme un domaine à part, extérieur, où tout a une cause que l'on peut scientifiquement étudier, et où tout peut être mis à profit au service des hommes. Pour autant cela ne veut pas dire que ces cultures ont évité des désastres écologiques. Par exemple, les Indiens des Plaines d'Amériques du Nord ont massacré beaucoup de bisons et de cerfs de Virginie dans la deuxième moitié du XVII, aux XVIII et XIX siècles. Mais ces massacres devaient répondre aux besoins d'approvisionnement en viande des ccolons blancs (puisque la frontière avançait) et non assurer leur subsistance.

On trouve des cas semblables ailleurs, le plus souvent dans des situations de contact entre les civilisations, lorsqu'une nouvelle technique ainsi qu'un nouvel environnement économique mal maîtrisé bouleversaient des habitudes anciennes. Ce fût le cas ches les Indiens des Plaines lorsque les fusils arrivèrent. Mais le système a surtout été bouleversé par l'introduction d'un marché de bien alimentaires. Car le marché de biens alimentaires est une invention relativement récente. Encore à l'heure actuelle dans certaines régions du monde, et pendant une grande partie de l'histoire de l'humanité, les denrées servant à l'alimentation ne se vendaient ni ne s'achetaient sur un marché libre. Les gens produisaient eux-mêmes leur propre nourriture et c'était les biens de préstige -parures, armes- qui circulaient par échange. Lorsque les Indiens des Plaines se sont retrouvés dans ce système de marché, ils ont tué beaucoup de bisons et de cerfs pour l'alimenter.

En dépit de ces quelques désastres écologiques, il faut reconnaître qu'en maintenant des liens de complicité et d'interdépendance avec les habitants non humain du monde, bien des civilisations que l'on a longtemps appelées “primitives” ont su se préserver du pillage irréfléchi de la planète dans lequel les Occidentaux se sont engagés à partir du XIXe siècle. Ces civilisations nous indiquent peut être même une voie pour sortir de l'impasse où nous sommes à présent. Elles n'ont jamais songé que les frontières de l'humanité s'arrêtaient aux portes de l'espèce humaine et à l'instar des Achuar ou des Cri, elles n'hésitent pas à inviter au coeur de leur vie sociale les plus modestes des plantes, les plus humbles des animaux. Nous pourrions dire que l'anthropologie n'a pas pour mission de proposer des modes de vie alternatifs et il est trompeur de penser que nous pourrions maintenant adopter dans les pays industrialisés une manière de vivre en accord avec la nature qui pourrait directement s'inspirer de celle que les Indiens d'Amazonie proposent. Les Achuar dont j'ai partagé la vie ne pratiquent pas l'agriculture intensive, ils ne consomment ni pétrole, ni charbon, ni énergie nucléaire, leurs besoins sont très limités et leurs déchets sont intégralement recyclables, il n'existe pas de plastique chez eux par exemple. Nos problèmes ne sont pas les leurs, ils sont d'une échelle et d'une nature très différentes. En revanche la connaissance que nous avons de tous ces peuples qui ne voient par leur environnement comme quelque chose d'extérieur à eux-mêmes nous fournit un moyen de prendre nos distances vis-à-vis du présent pour essayer de mieux faire face à l'avenir. Car il est très difficile de s'extraire du quotidien, des habitudes de pensée, des routines, des institutions qui encadrent notre vie et dont nous imaginons mal pouvoir nous passer.

Un mode de vie comme celui des Achuar, la façon dont ils perçoivent les plantes et les animaux nous paraissent bizarres car nous sommes si profondément immergés dans nos propres croyances que nous avont tendance à les considérer avec un peu de dédain et une ironie amusée. Or, l'anthropologie nous montre que ce qui paraît éternel, ce présent dans lequel nous sommes enfermés à l'heure actuelle est tout simplement une façon, parmi des milliers d'autres qui ont été décrites, de vivre la condition humaine. De ce fait, même si la solution que nous voudrions pour l'avenir, une façon différente de vivre ensemble à la fois entre humains, mais aussi entre les humains et les non-humains, n'existe pas encore, nous avons au moins l'espoir, puisque d'autres l'ont fait avant nous dans d'autres civilisations et dans d'autres sociétés -et même chez nous- , de pouvoir inventer des façon originales d'habiter la terre. L'anthropologie nous offre le témoignage des multiples solutions qui ont été apportées au problème de l'existence en commun. Puisque toutes ces solutions ont été imaginées par des hommes, il n'est pas interdit d'imaginer de nouvelles façons de vivre ensemble, et peut-être même de meilleures.”




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